MAISONS CLOSES, SECRETS PUBLICS
par Petar Komnenic (Monitor)
et avec l'aimable autorisation du Courrier des Balkans

24.11.2000

PODGORICA - Les fréquentes irruptions policières dans des cabarets de strip-tease et la chasse aux femmes étrangères qui constituent la main d'œuvre principale des maquereaux locaux ont augmenté le risque du "marché" de la prostitution. Les tenanciers ne se découragent pas pour autant: la nouvelle main d'œuvre yougoslave suffit amplement.

ENQUÊTE SUR LA PROSTITUTION À PODGORICA

"Ce travail est très rentable. Je gagne 70 marks allemands (DM) par jour, tel que convenu avec mon patron au début. Toutes les filles de notre club viennent de Serbie, sauf une Monténégrine, de Budva. Elles font toutes ce travail volontairement, comme moi. Je ne vais jamais au lit avec les clients, c'est aux "dames de contact" de le faire", dit Ivana, 24 ans, qui travaille comme "dame d'animation" dans l'un des clubs de nuit de Podgorica.

"Ils se multiplient comme des champignons après la pluie", dit l'un des clients réguliers de ces cabarets de Podgorica. "Il y en a beaucoup, même dans les appartements privés, mais ceux de la banlieue sont les plus renommés. Un cabaret a récemment ouvert au centre de Podgorica".

Ces cabarets offrent-ils plus que de simples spectacles érotiques ? "Pour 100 DM et une boisson, vous pouvez aller au lit avec chaque fille, à condition qu'elle fasse du "contact", parce que les plus attrayantes sont toujours chargées de l'accueil et de l'animation des clients", de dire notre interlocuteur anonyme.

La vie de nuit à Podgorica ne dure pas longtemps. La plupart des gens quitte les bars vers une heure du matin. Ils y sont obligés, soit par les patrons des cafés qui respectent la règle, soit par les contrôles policiers de plus en plus fréquents. Les plus obstinés ne rentrent pas chez eux et la fête continue dans des locaux de banlieue et, depuis quelques années, dans les cabarets de strip-tease.

"Au début, ces cabarets étaient desservis par de jeunes esclaves étrangères qui étaient, dans la plupart des cas, trompées et forcées de travailler tandis que nos filles s'y trouvaient très rarement", dit Ljiljana Raicevic, la coordinatrice du "Refuge des femmes" à Podgorica, le seul refuge pour femmes et enfants victimes de violence au Monténégro. "Ces filles arrivent au Monténégro par des canaux de trafic qui commencent en Ukraine, en Moldavie ou en Roumanie, et qui passent par la Serbie. Le Monténégro n'est qu'une escale pour la plus grand partie de ces femmes, mais il y en a qui restent. On les trouve à Ulcinj, Bar, Podgorica, Budva et dans la petite ville de Rozaje, à cause de sa position frontalière avec la Serbie", explique-t-elle.

La plupart de ces femmes sont originaires des pays pauvres d'Europe orientale. À la recherche d'un travail bien payé à l'étranger, elles trouvent dans les journaux des concours de travail "au pair", des postes de serveuses, de modèles ou de danseuses. Dès leur arrivée, on les prive de leurs passeports et des papiers d'identité et celles qui refusent de vendre leur corps sont privées des repas, droguées, battues et violées. Par la suite, les vendeurs et les intermédiaires les forcent à travailler jour et nuit, ayant parfois de 15 à 20 clients par jour.

"Les premiers indices du trafic humain sont apparus dès 1993, et cette forme de criminalité s'est fortement développée par la suite", dit Vladimir Cejovic, vice-ministre monténégrin de l'Intérieur. D'après les informations non-officielles de Monitor, les premiers clubs ont été ouverts à Podgorica en 1996 tandis que les premières interventions policières ont été entreprises en janvier 2000, d'après les renseignements fournis par le bureau de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour le Monténégro et de "La Strada", une ONG ukrainienne qui a recensé sept Ukrainiennes forcées à travailler dans un club de nuit de Podgorica.

La police a arrêté ces sept Ukrainiennes, une Roumaine et deux Moldaves dans ce club seulement 24 heures après l'appel de l'OSCE; elles ont été logées au "Refuge des femmes". Les Ukrainiennes ont ensuite été déportées dans leur pays, tandis que la Roumaine et les Moldaves ont été abandonnées à Belgrade puisqu'aucun contact n'a pu être établi avec les ambassades de leurs pays.

Dans la plupart des cas, comme dans celui-ci, il n'est pas évident de savoir si elles ont été chassées pour infraction à la Loi sur l'immigration, la Loi sur la prostitution ou le Code du travail. "Dans la deuxième moitié des années 90, l'État monténégrin a déporté 279 citoyennes étrangères accusées de prostitution; 88 déclarations de séjour illégal ont été déposées à ce sujet. 26 personnes - dont 24 Monténégrins et deux Albanais - ont été accusés pour avoir œuvré au développement de la prostitution" précise Vladimir Cejovic.

Lors de la réunion avec Helga Conrad, membre du Groupe de lutte contre le trafic des femmes dans le cadre du Pacte de stabilité, un représentant de la police monténégrine, Milosav Sekulovic, a dit que "la plupart des femmes arrêtées ont déclaré qu'elles se prostituaient volontairement et qu'elles n'y étaient pas forcées. Puisqu'elles n'étaient pas prêtes à témoigner, la police a dû s'appuyer sur la Loi sur la prostitution et les déporter", peut-on lire dans le communiqué annuel de l'OSCE sur les activités au Monténégro.

Ljiljana Raicevic considère que les procédures policères et le traitement des filles arrêtées n'étaient pas appropriés: "les filles ont été interrogées immédiatement après l'arrestation, elles étaient terrifiées. Aucune n'a dit la vérité, elles ont toutes déclaré qu'elles travaillaient volontairement. Les victimes sont traitées de criminelles, tandis que les vrais coupables, s'ils sont découverts, s'en tirent avec une peine avec sursis".

Doris Polette Kamerlander, chef du bureau de l'OSCE à Podgorica, affirme qu'il "est évident que les filles avaient trop peur pour témoigner dans ces circonstances". Elle ajoute que le trafic lié aux activités sexuelles illicites représente un grand problème pour la communauté internationale, et que la lutte contre ce phénomène exige la coopération de tous les pays impliqués. "La plupart des femmes arrêtées ont eu besoin de traitement médical et psychologique, mais elles étaient immédiatement interrogées et ensuite déportées du pays".

C'est pourquoi le communiqué de l'OSCE envoyé au gouvernement monténégrin propose "une distinction claire de la prostitution, d"une part, et du trafic humain, d'autre part". Il s'agit de la meilleure forme de lutte contre ces phénomènes. L'OSCE suggère également de mettre l'emphase sur la protection des victimes, au lieu de l'habituelle déportation immédiate des prostituées, qui sont des témoins-clés afin de découvrir les maillons des associations criminelles qui gèrent ce trafic.

"Après l’arrestation, les filles devraient être installées dans un lieu sûr, avec les traitements appropriés. Il faut attendre que la peur disparaisse et leur donner du temps pour réfléchir si elles veulent témoigner ou non. Dans l’état où elles sont lors de leur arrestation, leur seul souhait est de rentrer à la maison", dit Doris Kamerlander.

Vladimir Cejovic, vice-ministre de l'Intérieur, explique que le Code pénal fédéral ne comprend pas de programmes de protection des témoins. Cejovic souligne que le Monténégro n’a pas de rapport bilatéraux officiels avec la plupart des pays d’origine des victimes, ni avec les corps policiers des autres pays. De plus, toutes les demandes adressées à Interpol passent par Belgrade.

"Il est très difficile de découvrir la chaîne entière de ces réseaux puisque les filles affirment travailler volontairement", dit Cejovic. "C’est pourquoi on ne peut pas faire autrement que de les déporter pour cause de séjour illégal, absence d’un permis de travail ou prostitution". La déportation, selon Cejovic, sous-entend l’escorte policière jusqu’aux frontières monténégrines, sauf dans de rares cas d’accord bilatéraux avec les ambassades des pays d’origine des filles.

Ljiljana Raicevic croit que ce n’est pas la fin du calvaire des filles esclaves. "La plupart de ces femmes sont enlevées à nouveau lors de leur déportation et n’arrivent jamais à leur destination". Ces affirmations correspondent à celles du communiqué de l’OSCE: "les victimes sont arrêtées et déportées du pays. Dans certains cas, la police les accompagne jusqu’à Belgrade et les laisse devant la gare, sans aucune escorte diplomatique".

Le Code pénal fédéral interdit la prostitution et le trafic humain. Par contre, la floraison de ce "business" est facilité par le fait que les autorités monténégrines ne demandent pas de visa, ce qui permet aux étrangers de rester au Monténégro un mois sans permis de séjour. D’autre part, une grande partie des cabarets de strip-tease au Monténégro sont enregistrés comme bars de nuit. Or, la loi permet aux propriétaires de bars d’embaucher jusqu’à six danseuses ayant un permis de séjour dont la validité minimum est de trois mois: les jeunes étrangères signent donc une sorte de contrat de travail avec les patrons de cabarets. La loi prescrit que cinq filles, au maximum, peuvent travailler dans chaque bar, mais ce nombre est presque partout doublé. Bien que la durée de leur séjour soit limitée à trois mois, elles restent beaucoup plus longtemps, les contrôles de polices n’étant pas suffisamment fréquents, selon Ljiljana Raicevic.

Les fréquentes irruptions policières dans des cabarets de strip-tease et la chasse aux femmes étrangères qui constituent la main d’œuvre principale des maquereaux locaux ont augmenté le risque du "marché" de la prostitution. Le cas des sept Ukrainiennes a motivé une augmentation du nombre d'interventions policières et, selon les données de l’OSCE, 140 arrestations et déportations ont eu lieu en rapport à des femmes travaillant dans des clubs de nuit monténégrins.

Les "patrons" ne se découragent pas: la nouvelle main d’œuvre yougoslave suffit amplement… Cela mène à la réouverture de la plupart des clubs fermés après les irruptions policières au début de l’année. La procédure est la même, sauf que les filles ont un meilleur traitement et, d’après leurs déclarations, elles travaillent volontairement. Puisqu’elles sont citoyennes yougoslaves, il serait difficile de les maltraiter sans conséquences comme dans le cas de leurs prédécesseurs.

"Je viens d’une petite ville de Serbie et ma famille n’était pas pauvre, comme on peux le penser habituellement", raconte une prostituée. "Ma famille et tout le village sait ce que je fais, je ne m’en cache pas. Je suis coiffeuse, mais je n’ai pas travaillé plus de six mois dans ma profession. Ici, je suis ce que je suis. Je gagne beaucoup d’argent, j’ai un appartement, j’ai ma vie, et c’est un travail comme les autres. Je pose mes conditions dès le départ, et chaque employé du club fait son travail. Le patron s’occupe de nous, puisque chacune a signé une sorte de contrat avec lui. Nous avons régulièrement les traitements médicaux et de beauté obligatoires. Comme je l’ai déjà dit, je ne vais pas au lit avec les clients - je suis ici pour parler. C’est à moi de déterminer la limite d’intimité - mais il n’est jamais question d’aller au lit avec les clients. Nous avons notre hiérarchie", dit Ivana avec un sourire.

Puisqu’il y a une offre, il y a donc une demande. Qui sont les clients  ?

"Vous ne me croirez jamais si je vous disais qui vient là-bas", dit notre interlocuteur, un amateur de clubs. "Il n’y a pas un seul type de clientèle. Des gens de tous les milieux sociaux visitent ces endroits, des personnalités publiques, des adolescents, des étrangers, des badauds. Tout ceux qui ont les moyens de se permettre ce type de "divertissement" sont les bienvenus. Tout le monde veut aller aux lit avec les "dames d’animation", mais elles refusent. Je les ai vues décliner 1000 DM pour une heure dans la chambre", dit il.

Il y a, bien sûr, des filles qui n’ont pas acquis ce "statut". Snezana,18 ans, travaille également dans un club de nuit de Podgorica. "Cette profession m’a permis de réunir le travail et le plaisir", dit sans conviction cette jeune femme qui a de quatre à six clients par jour pour seulement 40 DM. "Je suis née à Belgrade et j’ai vécu dans l’un des blocs de Novi Beograd. J’ai un frère de deux ans et une sœur de quatre ans. Ma famille est assez pauvre: mon père est pompier et ma mère est femme au foyer. J’ai fait le lycée technique et j’ai commencé à travailler dans un café du quartier. Un client m’a offert ce travail – c’était une occasion extraordinaire de gagner un peu d’argent. Je me sens en sécurité ici, même si notre mouvement est limité à cause de danger d’être kidnappée et emmenée en Albanie", la plus grande peur de Snezana.

"Les clients sont en général des hommes normaux et je peux faire quelques économies. Même si je suis bien ici, j’espère bientôt économiser suffisamment d’argent pour faire un autre travail", dit-elle à la fin de notre entretien.

Les maisons closes sont un secret public au Monténégro. Seuls ceux qui ne souhaitent pas le voir n’en savent rien.

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